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go to VERBRUGGHEN Jo - Elle à une heure indue - part 2

 

 

Jo VERBRUGGHEN

ELLE A UNE HEURE INDUE, CERTAIN SOIR EN AUTOMNE - Part 1

 

 

Elle, à une heure indue, certain soir en automne, un récit de Jo Verbrugghen, accompagné de huit collages inédits de Francine Urbin Choffray, reproduits en quadrichromie, a été imprimé en mars 2001 pour le compte des éditions Haut-Pays à 6660 Houffalize.

Le tirage, strictement limité (outre quelques exemplaires marqués S.P)., à 500 exemplaires, comprend également douze exemplaires de tête, marqués de I à XII; chacun de ces exemplaires étant augmenté d'un collage original de l'artiste précitée.

L'auteur et l'illustrateur remercient particulièrement leur ami Pascal Annet qui, par son aide effective, a permis au texte de sortir de sa chrysalide et de passer de l'état de manuscrit en léthargie à celui de publication.  

                                                                                                                              Jo Verbrugghen

 

ELLE, À UNE HEURE INDUE, CERTAIN SOIR EN AUTOMNE - récit  

collages inédits de Francine Urbin Choffray  

Editions Haut-Pays - 6660 Houffalize - 2001

 

Ce récit est dédié à la mémoire de Jean Ray, Joyce Mansour, André Pieyre de Mandiargues, Edmond Jabès, Ghérasim Luca et quelques autres écrivains-amis qui m'ont escorté un bout de chemin avant d'aller rejoindre les champs de lumière. La clarté, si intense à h croisée des sentiers évitera que le temps n'altère avant l'heure les souvenirs heureux liés aux brèves, trop brèves rencontres.

                                                                                                                              Jo Verbrugghen

 

Un jardin en Ardenne

 

L'hiver décidément ne tardera pas cette année. Il fait froid.

 

La fenêtre est embuée. L'humidité sur la vitre suinte, puis se fige, laissant subsister, çà et là, sur la surface lisse des traînées blanchâtres presque opaques. Il y a une dizaine de jours déjà, les premières neiges de l'année étaient tombées en flocons de plus en plus denses. Forcément éphémères, affaiblies par une précocité peu prévisible, les premières couches avaient recouvert de leur froidure ouatée les extrémités des épicéas, forçant ces rares survivants d'une ancienne pessière trop élaguée, à accepter avec grâce, sinon avec un semblant de fatalisme, la blancheur pesante d'une neige encore poudreuse. Devenue de plus en plus abondante, celle-ci confère aux arbres une uniformité un peu triste qui, en cette saison hivernale, rend les bois anonymes.

Mais, comme il était à prévoir, le dégel et le redoux, apparus conjointement, eurent raison des précipitations prématurées. Avec le radoucissement, tout rentra dans l'ordre et, les prémices de la morte-saison à peine disparues, quelques oiseaux étonnés sont revenus pour remplir l'air ambiant de piaillements. Ces cris me semblaient bien plus espacés et plus plaintifs qu'auparavant, aux beaux jours de l'été. A l'instant précis où j'allais me retourner pour vaquer à quelque occupation sans importance, une corvée domestique susceptible tout au plus de rompre la monotonie de l'ennui, ces cris d'oiseaux chamailleurs furent subitement interrompus par le hululement effarouché d'un oiseau de proie troublé par le décrochage d'une branche morte. Le craquement du poids mort sembla avoir fortement perturbé la paix de ces lieux. Il est vrai que l'envol désordonné d'une chouette en panique m'a toujours impressionné et la fuite éperdue du rapace arraché à son sommeil diurne, provoqua en moi une étrange répulsion.

Tel un frisson éminemment désagréable, il me parcourut le dos et l'échiné au point de me forcer à m'asseoir.

 

Depuis ma fenêtre je continue à regarder les arbres. Il s'agit d'essences diverses qui, chacun à sa manière, se découpent en formant des silhouettes. L'air est brouillé et chargé d'eau. Il fait un temps de brumes et d'ombres, un temps d'extrême stagnation. Peut-être est-ce à cause de cela que les silences, si caractéristiques en cette saison anémiée, sont aisément troublés. La paix de ce haut-plateau, endormi sous ses arbres, garde intacte ses ultimes ressources.

Jalouse des solitudes engrangées, l'obscurité naît bientôt à la nuit. Sournoise de nature, celle-ci s'apprête à tout envahir. Bientôt la nuit tombera à nouveau sur ce vaste jardin, qui s'étend de l'autre côté de la fenêtre, bien au delà de la terrasse qui la borde. Sous les branches dégarnies des arbres qui entourent l'étang, un rêve passe. La chouette, paniquée par la chute de la branche décrochée, est sans doute tentée de revenir au nid. Bien trop fébrile, elle ne parvient pas à retrouver ni ce havre, ni sa quiétude.

Après une brève halte, elle s'envole à nouveau dans un bruissement effarouché d'ailes, provoquant dans l'air un frémissement insolite qui renforce d'autant l'écho long et lugubre de son hululement. Changeant de cap, comme si sa propre angoisse l'y avait forcée, elle s'éloigne et disparaît en direction de la vallée au-delà des limites du domaine.

 L'obscurité s'épaissit. Les embruns, renforcés par le brouillard qui monte du sol, envahissent les zones qui traînent au-dessus des ultimes clairières. Ces zones rétrécissent à vue d'œil. Comme chaque soir, la quiétude s'installe, invitant au repos, sinon au recueillement; si du moins on peut interpréter ainsi ce mélange de lassitude et d'angoisse sourde qui, surtout à la tombée de la nuit, me trouble et m'interpelle. Ma chambre, aménagée sous les combles de cette demeure ancienne n'est guère confortable.

J'ai eu beau colmater les brèches, le froid entre par la moindre fissure. L'humidité qui règne ici suffirait amplement à attester le grand âge de la demeure. La vitre est glacée.

Le vent, qui s'est levé avec des airs de souffrance, fait craquer l'encadrement de la fenêtre. J'ai légèrement reculé le banc sur lequel je me suis assis. De l'endroit situé un peu plus à l'écart et où je me trouve, il me semble que, du haut en bas, une ligne sinueuse strie la vitre mais ce ne peut qu'être une illusion d'optique ou, tout au plus, un défaut sans conséquence. Mon malaise me perturbe bien plus. J'éprouve une nette impression de froid. Ma tête est lourde. Les saisons changent, même si peu de gens s'en aperçoivent tant ils sont avachis par la routine et les soucis.

L'odeur d'humus se concentre dans la pièce. Ce relent fétide de terrain pourrissant m'indispose. Depuis quelques longs jours déjà et après que j'eus à la subir tout au long d'une interminable nuit de pleine lune, une odeur de feuilles mortes imprègne l'atmosphère. Par moments, l'air est presque irrespirable. L'automne décidément emprunte à la pluie l'odeur persistante du crachin. Le bruine qui se mêle à la brume, venue des arbres et des fourrés, n'est finalement que la forme chagrine d'une pluie qui ne se déclare pas franchement. Peut-être est-ce cette indécision navrante d'un environnement pernicieux qui me rend triste et morose. J'avais bien besoin de cela !

 

L'étang dort sous une couverture épaisse et fangeuse de feuilles. Trop peu curée, la mare putride, qui d'antan fut conçue comme réservoir d'eau de pluie, est pleine de vase.

Même remplie comme elle l'est en cette saison pluvieuse et alimentée, en outre, par les eaux de surface boueuses, ses eaux sont perfides sous un couvert d'innocente immobilité.

Débordant volontiers, surtout lorsque les crues ne tiennent pas compte des herbes qui devraient maintenir les berges en état, les mélanges liquides s'épanchent. Rien n'arrête les eaux promptes à se répandre insidieusement.

Elles s'infiltrent, remplissant les moindres creux, s'efforçant d'être omniprésentes. Le ruissellement constant envahit les berges et les sentiers en contrebas, gorgeant ce qu'il approche, rendant poreuses les matières prétendument solides qui l'entourent et qu'il détrempe sans rémission.

Les dégoulinements incessants lassent, tant ils imprègnent les terres jusqu'à reculer les seuils de la plus extrême saturation.

L'eau, présente jusqu'à la nausée, ne vient pourtant que pour une part peu importante de l'extérieur. S'il pleut, ce n'est que par intermittence. Les filets ne peuvent même pas être qualifiés de continus. Il pleuvasse plutôt, en filaments vaguement liés. Tels des rideaux noués, les eaux brouillent la large vue que ma chambre, située dans les combles, m'offre gracieusement sur l'extérieur. Regarder au dehors est, je l'avoue volontiers, ma principale, sinon ma seule distraction. La contemplation du jardin est, je crois, mon seul véritable contact avec le monde du dehors.

J'aime me refugier dans la contemplation quasi continue des grands arbres et des buissons qui, entrecoupés à certaines places de rhododendrons à l'aspect tristounet, bordent l'étang. Habitué à ma solitude, plus par obligation que par goût, je n'éprouve plus aucunement le besoin de quitter le domaine. J'accepte cette prison verte, cette étendue qui à part sa verdure et ses promenades, ne m'offre plus aucun espoir d'évasion. A quoi me servirait cette issue? A quoi bon me révolter ? Si, par erreur, distraction ou sursaut éperdu de vivre altièrement, l'envie de m'enfuir me prenait, c'est sûr que mes proches, ligués pour cette fois, m'en empêcheraient. Pour mon plus grand bien, disent-ils toujours en chœur, comme empressés par un même sentiment de devoir simultané; et, quoi que j'en pense, je n'ai nulle raison de mettre en doute leur sagacité.

 

Au fur et à mesure que tombe l'obscurité, le jardin prend ses distances. Petit à petit, presque imperceptiblement, ce qui reste de lumière diffuse devient glauque, puis franchement opaque. Çà et là, en bordure des talus gazonnés, des surfaces de boue subsistent, émergences amollies qui, dans la pénombre font taches. Je n'ai pas vraiment besoin de les voir. Je les connais. Il me suffît de deviner leur présence.

Dans les parties basses du jardin, celles que les eaux, par leur débordement ont envahies, la gadoue continue à se délayer. Quant aux flaques, difficilement perceptibles malgré l'endroit surélevé où je me trouve, elles sont trop mates pour accueillir les reflets et les signes annexes de vie. Ces mares étendent toujours davantage leur emprise spongieuse.

Bientôt les bêtes qui viendront s'abreuver, pataugeront dans la boue, ce qui créera, à coup sûr, de sérieux inconvénients.

Déjà, ces parties de bouillasse, je les flaire. Je devine leurs miroitements ou du moins ce qu'il en reste. Je les subodore bien plus qu'à cette heure trop incertaine, j'en aperçois les détails. Les autres certitudes déjà m'échappent.

Ce qui n'est pas dû exclusivement à la nuit tombante. La belle assurance qu'antan je possédais, sans m'en rendre compte d'ailleurs, je l'ai totalement perdue depuis la soirée qui suivit le drame. Je me suis, bon gré, mal gré, accommodé à cet état de choses. J'accepte mon sort. Je le subis sans complaisance ni colère. Personne n'y changera rien. Ma vue est troublée, définitivement, quoi que les autres prétendent. Les consolateurs ne sont pas les payeurs! A cette heure tardive du crépuscule entamé, je distingue à peine les arbres. Au déclin du jour, c'est avec peine que je devine leurs formes. Puis en m'efforçant de les fixer avec une attention accrue, j'en distingue un peu mieux les troncs et les branches qui s'en écartent et s'étendent.

J'aime les arbres. Dans le parc, heureusement, les arbres séculaires ne manquent pas. Chênes, hêtres et bouleaux, groupés en bon nombre, bordent les allées sinueuses.

Mais, hors cet éblouissement et ce vestige du passé dont témoigne leur nombre, plus rien de majestueux ne subsiste. Depuis la mort de ma mère, tout s'est déglingué, laissé à l'abandon. Tout est laissé en friche. Les arbres morts n'ont pas été remplacés. Les branches ne sont plus taillées. Des parterres, antan soigneusement tracés, délimités au cordeau et compartimentés à la française d'après des plans préalables, il ne reste de nos jours que des zones herbeuses, des reliquats sans cohérence ni signification.

La désolation des lieux, laissés à l'abandon, porte si gravement ombrage à l'essence même du parc et du domaine. Cela me heurte et m'attriste. L'abandon est d'autant plus perceptible en cette saison de ternes déshumeurs, au seuil d'un hiver qui ne tardera pas. L'hiver, déjà en attente, investira ces lieux, comme déjà il encercle les parterres et les parties boisées. Comme la tristesse et la solitude, il s'annonce rude, sans pitié. Le désintérêt de mon père pour ce qui touche au jardin, accentue davantage le sentiment de laisser-aller. Pour autant que de besoin, les surfaces, jadis soigneusement tondues, témoignent de la déchéance présente. En cette saison tardive, les parties

gazonnées ressemblent à s'y méprendre à de vulgaires prairies.

Ne manquent que les vaches, les veaux, les brebis !

Orties, chardons et chiendent ont envahi les parterres et ce sont ces plantes sauvages qui de leur belle indifférence concrétisent et démontrent le mieux les modifications saisonnières.

 

Dans la partie reculée de ce vaste jardin boisé que, malgré l'aspect de délabrement, nous continuions à nommer le parc, le grand rocher subsiste. A cette heure tardive, il continue à régner, même si, le soir venu, ses formes s'estompent.

L'énorme îlot massif, falaise d'éternité, impose, avec une arrogance superbe, sa permanente présence. Il s'enfonce dans l'obscurité ambiante sans rien perdre de sa force. Sa puissance tranquille, forcément inébranlable puisque éternelle, m'apaise. Elle me rassure.

Omniprésente à jamais, elle garde intact son pouvoir consolateur. Le rocher est là, figé, inaltérable, immobile jusqu'à la fin dernière des temps. Il est, tel qu'il fut, depuis toujours pareil à lui-même. Le rocher n'a nul besoin d'attester, ni son omniprésence, ni sa force salvatrice. Il lui suffit d'être, de disposer à sa guise de l'espace qui lui a été, une fois pour toute, concédé. Lui au moins, n'éprouve jamais la nécessité, un tantinet ridicule, d'avoir à démontrer, à chaque requête, une constante assiduité. C'est pourquoi, je le salue de loin, avec la ferveur dont dispose ma pauvre âme en péril. J'honore ce rocher tout en dureté et dont la froideur n'est qu'apparente. A cette heure tardive où il s'enfonce dans la nuit, sa disparition m'inciterait presque à éprouver une émotion singulière, un attendrissement plus intime difficile à maîtriser. C'est pour cette raison inavouée, qu'accoudé depuis un moment au bord de ma fenêtre ouverte, je m'incline légèrement comme l'on a coutume de le faire au moment de l'adieu, lorsqu'un être cher vous quitte pour mieux revenir au gîte le lendemain.

Un tel au revoir ne présage rien de dramatique. Il ne s'agit que d'un amour à confirmer, d'un attachement intime à prouver. Demain, je le retrouverai, à l'aurore, à la pointe du jour, sous un ciel de clarté que j'espère rougeoyant, annonciateur de vent. Demain, un autre jour rayonnera sur ce domaine. Demain je saluerai le soleil. Un autre jour, demain.

 

Ce soir, dès la nuit entièrement tombée, le rocher se confondra avec elle. La nuit devenant de plus en plus impénétrable lui empruntera la dureté rugueuse de la pierre que nul n'entaillera. Borne de fin du monde, la falaise est une gardienne repue. Depuis des générations, elle représente, de manière tangible, les limites ultimes de la propriété familiale. Depuis les premiers instants de ma mémoire, depuis aussi loin que, dans mes souvenirs, je m'en souvienne, la falaise abrupte m'a paru être une alliée, une complice redoutable mais bienveillante. Comme ma mémoire endolorie et bien plus solide que ma pauvre tête trop malmenée, elle m'a essentiellement paru amie.

 

U est vrai que je n'ai finalement gardé que peu de souvenances concernant la configuration, la structure externe du rocher; j'aurais plutôt tendance à user de la notion de morphologie, tellement le rocher me semble proche et vivant. En fait, je ne sais rien de bien précis à propos de sa face arrière, de la falaise abrupte qui, en opposition à l'arrondi de ce côté des limites du parc, fait face à la vallée et y descend à la verticale. Je me souviens vaguement de la paroi. Plus ou moins lissée, comme stratifiée par endroits et surtout porteuse de vertige et de désarroi gênant, la paroi sépare le parc de la vallée qui s'étend en contrebas. De ce versant que n'escaladent que des ascensionnistes aguerris et des alpinistes chevronnés munis de cordages, de crampons et d'anneaux d'ancrage plantés en points d'appui, on n'aperçoit rien d'ici. Circulant dans la vallée, un visiteur non averti ignore jusqu'à l'existence du domaine. Quant à la vallée elle-même, rien, inconnue.

Terra incognita, dirait mon père de manière sentencieuse.

Le rocher, lui, existe. Il est merveilleux. Il est unique, divin, toujours égal à lui-même, indifférent, étranger à ce qui ne le concerne pas. Dans mes rêves, qui précèdent ou suivent les trop fréquentes terreurs nocturnes, le rocher demeure proche, bienfaisant, familier. Il est mon refuge ultime. Il est une île en terre, avec des rivages où il fait bon accoster. En rêve, j'imagine des criques où s'ouvrent des havres dont l'accès serait défendu aux cauchemars.

 

Peu me chaut que d'autres jugent bizarre la relation qu'avec tant de ferveur, je réserve à ce que d'aucuns appellent, avec dédain et condescendance, un phénomène naturel, une incongruité rocheuse figée depuis des temps immémoriaux en plein centre d'un site devenu forestier.

J'avoue, sans honte, avoir choisi ce rocher pour totem, pour gardien tutélaire. Le roc est mon refuge. D'autres aussi l'ont remarqué. Us l'ont admiré, même s'ils ne lui prêtent pas l'importance que je lui reconnais. N'empêche que pour tous il est le cœur de pierre du domaine. Borne séculaire, il clôt mon univers, ce monde que des arpenteurs ont consigné depuis des décennies dans des plans qui furent depuis, soigneusement rangés dans des liasses archivées.

Peu m'importe que les poussières de l'histoire les recouvrent. Au-delà du versant, au-delà de la falaise abrupte s'étend l'inconnu, la terre des autres, un univers qui m'est en tous points étranger. Personne ne m'y a jamais mené. Ce que j'en sais, je l'ai appris par ouï-dire. Cette science en fait peu de choses. Ce qui, à dire vrai, ne m'affecte en rien. On ne peut regretter que les lieux gardés précieusement en souvenance. Les voyages rêvés vont bien au-delà des circumnavigations organisées. Dans cette perspective onirique l'île de Pâques est proche; comme la terre de Thulé, Bora-Bora, l'île de Vendredi et la grande barrière de corail. Entrevoir une vérité, c'est se permettre d'extrapoler, de se construire des moyens d'évasion, de vivre ses fuites vers des ailleurs insoupçonnés de ceux qui ignorent tout de pareilles escapades. N'est-ce pas celui qui, depuis le quai, regarde partir les paquebots, qui fait les plus beaux voyages ?

 

L'incendie

 

Jaillie d'un immense brasier, la lumière vive d'une flamme incendiaire flamboya. Toute la partie arrière du domaine s'est embrasée d'un seul coup. L'horizon est en feu. Vu de loin, depuis ma terrasse qui, en quelque sorte forme un belvédère avancé, l'extrémité du domaine est, dans sa totalité, devenue la proie des flammes. Dans le vent, qui s'est levé, le silence crépite, faisant exploser les fagots. Les feuilles, métamorphosées en flammèches, virevoltent. Le soir tombé, l'ambiance prend un tour magique. Hors les craquements de bûches boutées au feu, tout paraît étonnamment silencieux. Aucun cri ne se mêle au mugissement du feu qui répond aux rafales du vent par ses propres meuglements.

Dans un flamboiement triomphant, la fureur des branches mortes, éclatées par l'incandescence du brasier, épanche sa violence. Les flammes sautent, se communiquent les unes aux autres, s'épanouissent superbement dans une union recherchée. Elles époumonent leur orgueil et lancent dans un ciel noir des gerbes lumineuses.

Celles-ci ajoutent des brindilles aux étincelles avant de retomber, ardentes et vives, sur les parois arrondies du rocher. Le roc demeure impassible, tel qu'en lui-même, hors notion de temporalité, il est depuis toujours: île noire, sombre, imposante et intangible, ancrée de tout son poids dans l'isolement présomptueux d'une splendide indifférence. Vu de l'endroit privilégié ou je me trouve, les formes rugueuses touchées par les flammes brillent. Sur la paroi du rocher, les branches enflammées semblent se tordre, se tortiller, se mouvoir en tous sens avec une force proche de l'exaltation. Par moments, les formes convulsives paraissent souffrir avec une apparence de jubilation.

Cela ne peut résulter que d'une illusion. N'empêche que, obnubilé par le spectacle, je sens monter en moi un autre malaise, ce signe avant-coureur d'une douleur à venir, une souffrance qui, à coup sûr, me fera suffoquer. Les yeux exaltés, rivés sur le spectacle, je sens battre le gonflement de mes veines. L'incendie m'attire, m'offrant à satiété la joie altière du feu dévorant admiré dans sa violence indomptée. Le battement puisé du sang dans mes artères se répercute dans mon crâne sous la forme d'une rumeur martelée. Devenant de plus en plus assourdissante, elle m'oblige à porter mes paumes sur mes tempes douloureuses.

J'ai les cheveux moites. Je regarde, incapable de détourner mes regards du spectacle qui leur est offert. Entre le feu et l'attirance physique qu'il exerce, la conjugaison est aussi sublime que furieuse. Il me faut sans tarder ouvrir la fenêtre et comme un pitoyable héros, perché au sommet d'un arbre au milieu de la jungle, je pousse un cri modulé qui porte au loin l'écho d'un son vaguement incantatoire qui ne veut rien prouver mais qui me libère d'une bien trop éprouvante oppression.

 

A l'embrasement frénétique, clairement situé à la limite du jardin, pratiquement au bord de la falaise en surplomb, succède la nuit noire. Une nuit lourde attend avidement de nouveaux apports. Chaleur et feu doivent nécessairement apporter de nouvelles combustions que l'incendie, de toutes ses forces, attend. Sa voracité, à elle seule, suffira à redonner vie et vigueur au foyer. Dans l'opacité qui environne le rocher, seules les parties embrasées demeurent visibles. Les clartés se jouent de la nuit et les brasiers s'efforcent à se joindre les uns aux autres pour trouver, dans une union solidifiée, des forces d'ardence nouvelles.

Comme si une intelligence propre les y enjoignait, les brasiers cherchent à présenter ensemble un front commun, un mur sans faille, pour être ainsi en mesure de propager encore plus souverainement une puissance dévastatrice, amplement démultipliée. Seul le froid nocturne m'oblige à me retirer à l'intérieur. Comparé aux odeurs fortes de la nuit extérieure, l'air de ma chambre me semble vicié, malsain.

Depuis la baie vitrée formant saillie, qui sépare ma chambre de la partie en terrasse du préau, je regarde l'incendie. Le feu est en fête. Matière et force dynamique à la fois, le foyer me fascine. Des braises rougies sautent en l'air et explosent. Légèrement étourdi et attiré furieusement malgré moi par le spectacle des forces mises en présence, j'en observe les effets. Je m'efforce d'analyser de plus près les parcours du feu. J'essaye de surveiller les avances, de comprendre les retraits, d'interpréter les arrêts sournois et de prévoir en quelque sorte les retours bondissants de flammes subitement reparties à l'assaut. Ainsi, je m'évertue à trouver dans ce déchaînement tentaculaire, une espèce de guidance ou, pour le moins, une autre volonté que le hasard forcément aveugle. Je cherche à dévoiler une espèce de stratégie raisonnée, susceptible de générer les avances et de se résoudre aux retraits. Sur fond de nuit dense, les formes mouvantes ne sont plus que des silhouettes sans nom ni signification. Un jeu de découpes, mis en scène par le truchement des ombres dénuées de réelle consistance, semble devoir aboutir fatalement dans un combat certes acharné mais qui se déroule sans nécessiter de règles précises. Je suis simplement ravi. L'incendie qui me galvanise tant, me procure en effet les joies indicibles de l'enchantement. Je n'ai rien à craindre. Le tableau offert à mon ravissement n'a en soi, rien de dramatique. Il me suffit de braquer tant soit peu mon attention sur une ombre projetée bien définie, une image sautillante à l'allure à peine plus faunesque que celles des ombres qui l'entourent, une silhouette manifestement humaine celle-là, pour me rasséréner. Dans le curieux désarroi, provoqué par un incendie aussi flamboyant, il ne s'agit là que d'une apparence familière, d'une forme à peine plus reconnaissable que les autres mais qui, à, mes yeux, ne pourrait jamais se confondre avec une autre, celle du vieux Max, le jardinier. En ces soirées relativement clémentes d'avant l'hiver, le bon bougre, incorrigible et têtu ne résiste jamais longtemps au plaisir d'allumer de grands feux. Ni les fréquentes mises en garde, ni les admonestations répétées avec adjonction de menaces de renvoi, ni les paternels conseils de prudence ne sont jamais parvenus à réfréner son désir de donner libre cours à sa marotte pyromaniaque.

Au contraire, perfectionniste jusque dans ses penchants blâmables, récidiviste obstiné de surcroît,, il devance toujours avec une science consommée toute tentation susceptible d'absoudre d'avance un élan auquel de toute façon il n'aurait ni pu ni voulu résister. Impénitent, souverainement conscient des faits répréhensibles et de leurs conséquences qui, par malheur, pourraient s'avérer désastreuses, il a astucieusement préparé la cérémonie. Il y va d'ailleurs résolument. Délit pour délit, la qualification l'emporte sur la quantité du méfait et, à ses yeux, le petit plus ajouté dans le but de grossir l'ensemble, n'augmente pas nécessairement la gravité du crime ni la peine à encourir !

Aussi, ce soir, il a réussi à activer une lubie somme toute assez innocente. Les feux, gardés sous contrôle par pareil spécialiste et maintenus dans une aire soigneusement délimitée, ne devraient normalement créer aucun dommage signifiant à une propriété déjà bien ruinée par la scandaleuse incurie de mon père. Et, puis, zut, tant pis pour lui, Max est un ami !

 

J'aime bien le vieux Max. Officiellement il fait office de jardinier. Il ne déteste d'ailleurs pas, le cas échéant, de se parer, fût-ce avec une pointe d'autodérision aisément avouée, de ce titre un rien pompeux. Le brevet de jardinier lui fut initialement accordé par pure convenance. En fait, cet homme à tout faire, plutôt bonasse que bon, mais honnête comme pas deux, est un être fantasque. Des mauvaises langues le disent étranger au monde, voire un peu demeuré. De toute façon il s'agit bel et bien d'un être singulier et attachant, qui volontiers se réfugie dans ses rêves, s'y calfeutre et s'y cantonne. Max manie à merveille l'art de l'esquive. Au moindre incident qui pourrait s'avérer fâcheux, il dévie la difficulté, préférant prendre la tangente et contourner l'obstacle au lieu de faire front et d'engager la lutte. Ainsi, il masque son incapacité d'affronter la réalité par des appels constants à une foule d'anecdotes, empruntées à ces zones de turbulences événementielles que l'on classe dans la petite histoire. Ces historiettes, il les invente sans peine aucune et sans la moindre honte, les adaptant parfaitement aux circonstances prévues ou à des développements imprévus, en guise de preuves concrètes à apporter aux arguties évoquées. Dans ce contexte parfois diachronique, rien ne le rebute et il accepte avec ferveur et délice les idées reçues, les mots historiques et autres poncifs. Il ne rejette aucune invraisemblance. Conteur né, il base un indéniable pouvoir de persuasion sur un culot monstre.

Affranchi de toute pudeur en ce domaine, il engage n'importe quel auditeur à prendre des vessies de fantaisie pour des lanternes de savoir. Sa créativité est rarement prise en défaut et lorsqu'il lui faut malgré lui, se rendre à l'évidence, il renégocie son virage en retournant son propre argument avec l'aisance d'un spécialiste en voltige culinaire, faisant de même avec une crêpe à la Chandeleur.

 

Il va sans dire que, depuis le temps où il est venu égayer ma prime enfance, j'adore écouter ses sornettes. A mes oreilles attentives aucune Shéhérazade de connivence ne pouvait avoir plus d'attrait que le vieux Max, ce fidèle d'entre les fidèles, dont la vie, antérieure à celle vécue ici, m'est restée un mystère qu'il n'a jamais consenti à élucider.

Jardinier attitré du domaine, aucune tâche ne le rebute. Sans maugréer, il se charge d'exécuter les travaux les plus vils, à la condition expresse, clause évidente mais jamais explicitement énoncée, que ces tâches puissent être effectuées à l'extérieur. Il ne supporte en effet que la vie au grand air et, à défaut de pouvoir dormir sous tente en toutes saisons, ce que même lui trouverait passablement saugrenu, il vit et dort portes grandes ouvertes, tant en hiver qu'en été. Comme domicile fixe, un gîte qui serait en quelque sorte la prolongation abritée d'une aire familière, il s'est choisi une dépendance qui, dans le siècle passé, du temps du grand-père de mon père, avait servi de remise.

Depuis toujours une vieille carriole hippomobile aux cuirs lustrés y traîne. Sans que quiconque le lui ait demandé, le vieux Max s'était chargé des travaux d'entretien et de restauration.

Il y a mis le temps mais, grâce à son obstination et son savoir-faire, la calèche, au lieu d'être tolérée en tant que pièce d'achoppement inutile, trône dorénavant au centre du logis. Tel un joyau précieux que l'on exhibe volontiers à ceux qui sont susceptibles d'apprécier la rareté de pareille antiquité. Pour ma part, le char, splendidement restauré et mis en état avec autant d'amour que de savoir-faire, évoque, dans sa splendeur retrouvée le fameux carrosse du Saint-Sacrement décrit par Mérimée.

 

Passionné par les objets insolites, surtout par ceux dont la provenance, l'utilité ou la signification ne sautent pas aux yeux, il avait rassemblé sur la tablette du large bahut rustique qui lui servait de fourre-tout, un fatras invraisemblable de bidules biscornus. Lorsque, à l'occasion de mes inévitables intrusions dans ces lieux, il me fit poireauter pour piquer davantage ma curiosité, je trouvais mon bonheur à découvrir parmi les trucs à l'extravagance manifeste, ici quelques figurines de dévotions oubliés, mélangées aux monnaies périmées, aux prix obtenus aux comices agricoles, aux méreaux de communion et aux breloques en toc, dont certaines furent à coup-sûr portées jadis en amulettes.

Trop inexpérimenté pour distinguer le vrai du faux et pour séparer le précieux du tout-venant, je m'attardais volontiers à admirer des moules en métal et des formes à spéculoos. J'ai souvenance d'un ex-voto breton, une peinture sur bois portant dans la transposition malhabile d'une épave échouée sur des récifs, le témoignage de la reconnaissance d'un naufragé anonyme qui, par quelque intercession, considérée comme miraculeuse, eût la vie sauve.

Tout ce bric-à-brac, plaisant puisque merveilleusement désordonné, formé de vieilleries disparates et que seul le choix du fouineur impénitent reliait les unes aux autres, se

trouvait, pour ainsi dire, placé sous la protection grimaçante d'un accroche-diable. Cet objet bizarroïde qu'il prétendait avoir déniché dans un refuge délabré, à l'abandon dans un coin reculé des Cévennes, représentait une figure hirsute au faciès inquiétant. L'être diabolique, cornu et hilare, au regard exorbité me fascinait au point de hanter mes rêves nocturnes. D'après des dires de mon ami, il était sensé protéger la bergerie contre les loups. Pendu lamentablement, tel un vulgaire pantin, au-dessus de l'accès au logis du vieux Max, il semblait amèrement regretter ses anciennes nostalgies cévenoles.

 

Aujourd'hui, en prévision du feu, et dans un va-et-vient incessant, le vieux Max a patiemment amassé des branches mortes, des résidus de paille, des herbes sèches. Au tas d'immondices inflammables, il a ajouté quelques vieux dossiers gonflés de paperasses sans importance, puis des emballages en carton, quelques planches vermoulues, un banc bancal considéré comme irréparable, bref, il a rassemblé toutes les matières irrécupérables qui lui sont tombées dans les mains ou qu'il a dénichées dans l'un ou l'autre endroit peu accessible au commun des mortels. Bref, tout fut mis en tas pour être détruit par le feu de manière spectaculaire. Pour parfaire la réussite escomptée, Max n'a pas hésité à joindre à l'amoncellement déjà gigantesque, une quantité de fagots qu'il avait pourtant lui-même destinés à la remise en route d'un ancien four à pain. L'heure incertaine dite entre chien et loup, cette heure de pénombre hésitante que les renards en errance mettent volontiers à profit pour entamer leurs randonnées dévastatrices dans les poulaillers, lui semblait particulièrement propice à l'épanchement libérateur de sa pyromanie. Finalement, c'est l'approche de la nuit noire qu'il choisit pour perpétrer, à moindre risque, son forfait innocent. Juché sur un tabouret que j'ai reculé devant la fenêtre, je ne me lasse pas de voir sautiller le vieux Max. Rien ne me paraît plus cocasse que de voir gambader le vieil homme d'un foyer mollissant à un autre, sur le point de décliner, pour y jeter par brassées et avec un semblant de désespérance vite revigorée, du bois mort, des branchages et des détritus. Grâce à lui et à l'insu de ses misérables envies incendiaires, ces déchets épars, arrachés à l'inutilité dans ce but précis, ont meublé pendant quelques instants d'attention soutenue un théâtre singulier d'éblouissements pour retrouver, dans un feu toujours renaissant, une ultime et radieuse raison de mourir en gloire et de quérir dans les flammes annihilantes, une dignité que l'on aurait cru définitivement perdue.

 

Aficionado de l'étrange en ses mouvances secrètes, lecteur invétéré d'une flopée de périodiques destinés à exploiter les besoins de vulgarisation ésotérique, Max croit dur comme fer aux ragots millénaristes. Pauwels est son prophète et son défunt duettiste en magie matinale, son berger. Aussi Max est-il un adepte convaincu des théories absconses concernant la réémergence finale des îles jadis englouties et celle des continents fabuleux qui, aux dires d'Anciens, disparurent corps, trésors et autres biens, dans des catastrophes apocalyptiques. Il s'intéresse particulièrement aux relations supposées qui, malgré les distances antipodiques, auraient existé entre les moai pascuans et l'orichalque, ce métal aussi mystérieux que fabuleux que les Atlantes auraient possédé en mondiale exclusivité. Il prétend avoir perçu un lien, ténu peut-être mais réel, entre les glaciers d'une lointaine-Thulé et les solitudes inviolées d'une Agartha, contrée secrète sublimée par les quêtes insensées de caravanes en route vers une Mongolie éternelle. Quant aux signes éparpillés tels des cailloux blancs tout au long de parcours peu ou prou définis, ils ne peuvent, d'après ses convictions moultes fois répétées, qu'être des fragments de savoir, lamentablement échoués sur des plages jonchées de reliquats de connaissances perdues. Il s'agit de toute évidence de traces appauvries d'un vocabulaire symbolique aux signifiances paradoxalement surabondantes, dont seule une étude plus approfondie serait en mesure de lui délivrer des arcanes réservées aux seuls initiés ! C'est avec des récits, issus de lectures indigestes, qu'assis devant un feu ouvert, il meuble dans sa remise aux trésors, nos interminables soirées d'hiver. Dans des rapports, exposés avec enthousiasme et frénésie, il mélange inconsciemment ou à plaisir, je ne sais, le vrai et le faux.

L'aventure, vécue par les uns, l'incite à écouter patiemment les élucubrations échafaudées par d'autres, de sorte que, les ayant confondues dans un amalgame inextricable d'images, de conclusions, d'hypothèses et de tentations, je suis, à mon corps défendant, incapable de discerner le grain, prétendument bon, de l'ivraie à proscrire; et de séparer bien à propos, ce qui est authentique et scientifiquement confirmé par des expériences reprises, des divagations gentiment délirantes.

 

Dans le fond, le vieux Max est un fieffé farceur. En conteur expérimenté, il s'exprime volontiers en de redoutables phrases saturées d'images percutantes. Mettant à profit ses indéniables talents de bonimenteur, il parvient toujours, sans peine aucune, à asseoir comme véridiques les affabulations les plus surprenantes. Son verbe est intarissable et dénué, dans ce domaine du moins, du fameux trac qu'à la moindre occasion il se targue de ressentir.

 

Volubile et usant généralement de mots à la portée du tout venant, il s'exprime en des phrases qui coulent de source et qui sentent bon la spontanéité. Dans ses fables, inventées au pied levé, il n'hésite jamais. Avec un aplomb déconcertant, proche de la désinvolture la plus crasse, une impertinence outrancière qu'il ne manifeste d'ailleurs que dans les rares instants d'ineffable sincérité, il donne vie et consistance à une foule bigarrée de personnages extravagants.

Pendant qu'il parle, il observe ceux qui sont à l'écoute, prenant soin surtout de distinguer les distraits et les fidèles, les occasionnels de passage et ceux qui, considérés comme adeptes en devenir, passeront nécessairement sous les fourches caudines de la séduction. Dans ce manège de haute voltige, rien ne lui échappe. Une somnolence l'agace prodigieusement. Une quinte de toux l'énervé. Les apartés le font sortir de ses gonds. Bref, il ne supporte pas que l'attention se relâche et pour pallier la distraction, considérée comme une réelle injure hautement déshonorante infligée à celui qui tient le crachoir, il est prêt aux pires pirouettes. Lorsqu'au cours de l'exposé, il se rend compte que l'incrédulité risque de se muer en moquerie au risque de l'exposer à la risée de son auditoire, il fait des prouesses pour recapter l'attention. Dans ces cas, il fait montre d'une virtuosité éclatante. Inventant personnages et gestes, quêtes, œuvres et déceptions, il met en scène. Ne faisant grâce d'aucun détail, à la condition évidente qu'il soit susceptible de provoquer la larme ou le rire, il étale une maîtrise qu'en d'autres circonstances nul ne lui concéderait jamais. Surpris, ses auditeurs et je suis, parmi cette cohorte, celui qui l'apprécie le plus, acceptent les diversions, les imparables parenthèses et les digressions parfois fastidieuses. Son jeu de scène brave les plus folles audaces. Son impunité s'avère glorieuse, toujours, et lorsque les arguments cartésiens lui font défaut, il provoque l'adhésion en amassant des anecdotes plus ou moins véridiques concernant l'un ou l'autre personnage inconnu mis, de manière inspirée, en rapport avec une célébrité plus illustre que tous sont sensés connaître. Ainsi, cet équilibriste, dansant sur la corde raide du syllogisme concluant, construit sa vérité. Emporté par son rôle, il s'amuse à friser l'invraisemblable, à côtoyer le sophisme, à user du paradoxe.

Sa recette, je la connais. Nul ne se doute qu'il se répète inlassablement. Dans une épopée jamais menée à son terme, une vaste histoire circulaire offrant des accès et des sorties multiples, les épisodes se suivent. Us s'intercalent ou s'interfèrent. A chaque coup, un personnage inconnu, inédit jusqu'alors, surgit à point nommé. Tel un héraut lumineux ou mis en lumière, ce deus ex machina, personnage clef rocambolesque d'un théâtre de plein air, apporte en deux temps et trois mouvements, un dénouement radical.

La solution, il l'obtient par surprise, en tranchant de façon abrupte une situation particulièrement embrouillée.

Il n'y a de nœud gordien qui ne rencontre son tranchant, d'œuf qu'un coup sec ne pose sur sa pointe, de péripétie qui ne trouve, à la manière florentine, sa solution solutréenne.

 

De toutes ces histoires, soit qu'elles fussent contées en présence de tierces personnes, soit qu'avec son amabilité coutumière, il m'en ait réservé l'exclusivité, je me souviens. Il n'existe au monde de captif qui soit plus que moi réceptif aux effets mirobolants de ces légendes prodigieusement racontées. Je les évoque souvent, avec un émerveillement qui ne perdra jamais sa flagrante luminosité. Ces contes, je me les réinvente avec un plaisir à chaque fois renouvelé. Il me suffit de fermer les yeux et de laisser vagabonder mon esprit dans les oasis enchantées de l'imagination, pour voir défiler en un cortège chamarré, ces personnages devenus de plus en plus familiers. A peine évoqués, comme à l'appel, ils reviennent dare-dare, sans avoir perdu en cours de route ni leur singularité ni leur accoutrement. Ainsi, Max m'a successivement présenté ses chercheurs d'aventures, ses cénobites malgré eux, ses chevaliers errants à la mine bien trop patibulaire pour être vraiment honnêtes. Avec leur valet pour tout guide et le ciel étoile pour ciel de lit, ils s'étaient engagés à la recherche de quelque bonheur à l'aune de leur soif inextinguible de démesure. Il m'a parlé, avec des images sensuelles enrobées de paroles doucement malmenées, de vierges captives délivrées à la pointe de l'épée, de corsaires borgnes écumant en toute impunité les abords, infestés de requins, des îles de la Sonde, avant de me raconter en phrases réjouies, appropriées à la narration extrêmement animée, les facéties hilarantes d'un aventurier sans scrupules. La vadrouille n'avait pas hésité à voler des diamants et des pierres précieuses dans un temple pourtant bien gardé. Ensuite, il avait caché son butin dans un œuf d'autruche décalotté, évidé et soigneusement restauré, avant de dissimuler cette cache originale et son précieux contenu dans son havresac entre du linge sale et des hardes usées. D'une audace folle, il recherchait les sensations fortes et lorsqu'une occasion favorable se pointait, il n'hésitait pas à braver le sort en présentant l'œuf fermé à l'étonnement admiratif de quelques badauds incrédules.

Déjà éberlués par la vue d'un œuf aussi grand, les gogos hilares ne se doutaient certainement pas qu'un trésor drôlement plus important dormait à l'intérieur !

 

Les sornettes se suivaient et s'imbriquaient, permettant d'innombrables rappels, des redites, des retours et des renouvellements inattendus. A chaque fois un protagoniste haut en couleur et admirablement campé occupait le devant de la scène. Généralement les acteurs inventés conviés à étaler leurs déboires et leurs aventures avaient maintes qualités en commun : diantrement humains, ils étaient braves mais, en même temps, ils étaient bien trop hâbleurs pour être pris pour des héros. Ce titre, réservé aux plus courageux d'entre eux, n'était à ma connaissance que rarement attribué. Désireux de s'approprier la paternité de ses contes et ce, malgré son besoin de les donner en pâture à ceux qui l'écoutaient bouche-bée, le vieux Max tenait à annexer à tout jamais le nouveau personnage. Pour ce faire, il lui concéda une place bien définie dans son arbre généalogique, truffé de neveux et de cousins à la mode de Bretagne. Ainsi, il pouvait s'agir d'un oncle, d'un cousin, d'un neveu par alliance, voire, mais c'était hautement exceptionnel, d'un bâtard ou d'un prétendu tel. Max n'était nullement à l'abri des partis pris. L'illégitimité étant considérée par lui comme une tare, pire comme une indignité indélibile, le bâtard évoqué était tout naturellement obligé, plus que tout autre, à se distinguer par sa bravoure, sa générosité ou par sa disponibilité. Dans ce contexte de lignages et de filiations, le conteur s'était réservé la phase centrale. Au mieux, les ombres bienveillantes projetées par des ramifications généalogiques, juridiquement et matrimonialement établies, étaient sensées s'étendre jusqu'à lui.